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Témoignages

Auteur : Béatrice GAUSSORGUE

Un 26 décembre, l’hôpital s’étant en partie vidé pour les fêtes, j’avais fait rapidement le tour du peu de malades restants et suivis par l’équipe mobile de soins palliatifs. Un interne me suggéra d’aller rendre visite à Monsieur P., très isolé, et qui aimait bien parler.

Je découvris un monsieur très maigre, au visage émacié, à la peau ridée, à l’œil pétillant, avec des cheveux gris retenus par un élastique, des chicots et des ongles noirs.

Il m’accueillit fort aimablement, faisant d’emblée un parallèle avec feu sa vieille mère qui avait été, semble-t-il, accompagnée par des bénévoles.
L’interminable et surréaliste conversation qui s’ensuivit fut émaillée de citations littéraires, de bons mots, ponctuée de petits rires pointus, avec une surabondance d’accents circonflexes dans l’intonation, dignes d’un salon de thé de l’Ouest parisien…
Ce monsieur, aussi fascinant qu’inclassable, me montra aussi ses « trésors » comme, par exemple, des petites loupes de lecture repliables, et un coupe ongle original, à l’état de neuf, qu’il conservait dans une vieille boite à cigarettes en métal.
« Ma chère Béatrice »  conclut-il  joli cœur, « dorénavant appelez-moi donc Michel, ce sera beaucoup plus sympathique. Vous aurez aussi l’amabilité de reconnaître que je ne fais pas mes 70 ans ! ».

En visitant un timide plombier atteint d’un cancer de la langue, qui s’exprime comme il peut, et un peu fort, je fais la connaissance de Paul, son voisin coléreux qui se plaint assez violemment d’avoir été réveillé durant sa sieste.
Il s’agit d’un homme sans âge et sans dents, au visage buriné, au torse nu entièrement tatoué. Dans notre cahier de liaison, à ma grande confusion rétrospective, je l’ai qualifié ce jour-là de « clochard de la pire espèce ».
C’est pour cette raison que lorsque Véronique, l’infirmière de l’équipe mobile, me suggère de lui rendre visite la semaine suivante, je suis dubitative. « Tu verras » me dit-t-elle, « il est sympa ». Et c’est vrai. Il s’agit d’un homme bougon mais assez accueillant. Impossible de comprendre tout ce qu’il dit. Mais je suis invitée à revenir le voir.

Le  point commun de ces deux malades : c’est la rue.

Michel, outre un ulcère, a un pied entièrement gelé pour avoir dormi dehors par moins 6° ;

Paul, quant à lui, souffre d’un très violent mal de dos dont on cherche l’origine. Dans les deux cas, nos visites se succéderont pendant de nombreuses semaines.

Michel multiplie les conversations sur un ton mondain. Il est intarissable. Il me parle d’une grande compagnie d’assurance qu’il aurait fondée. A d’autres, il a évoqué sa carrière d’avocat et exhibé d’anciens dossiers. Un soignant, lui, aura compris qu’il était autrefois ingénieur en travaux publics expatrié… Impossible de se faire une idée sur ce qu’il est vraiment. Mais finalement, quelle importance ?

Paul, « braillard » invétéré, m’attend toujours dans le couloir. Il me raconte ses « bitures », ses quinze années de Centrale durant lesquelles il a connu les derniers condamnés à mort. Il s’ennuie de sa guitare confiée à un « pote », lui, le passionné de flamenco, et de son chien, un brave toutou formé à l’attaque qu’il serait le seul à pouvoir approcher sans danger et qui garde le « squat ».
Il est totalement illettré, mais curieux de tout, ayant des idées sur tout. Il est parfois exaspérant et borné, mais souvent la justesse de son jugement et sa clairvoyance me stupéfient.  Il adore aussi les potins sur les stars du « show-biz » et me fait beaucoup rire.

Michel, le « mondain », évoque rarement sa dérive mais parle avec amertume de l’abandon des siens. Il me montre son pied gelé, en tous points semblable à une aubergine presque noire. Sa hantise est d’avoir à subir une amputation : « il existe d’autres  solutions j’en suis sûr ! ».
Il a parfaitement intégré les noms de chaque membre de l’équipe des bénévoles, et me cite ceux qui sont venus dans la semaine, me donnant au passage quelques nouvelles de l’un ou de l’autre.

Paul, le « braillard », revendique haut et fort son état d’alcoolique. Il a hâte de sortir, ne veut dépendre de personne, veut vivre dans la rue. Il n’ira pas, malgré la demande de sa fille, la rejoindre en Corse : « parce que je sais très bien que je serais torché, et que je ne veux pas imposer un grand-père clodo à mes petits-enfants ». Il veut qu’on le soulage et qu’on lui fiche la paix.
Certains, me dit-il, ont voulu lui donner sa chance sans qu’il la demande, le réinsérer, le reloger… Il a aussi été en cure de « desintox », mais il a toujours repris la route et préféré sa liberté. 
Pourtant cet ex-taulard a un code de l’honneur très établi… et très personnel : il s’insurge par exemple contre l’indifférence du fils de son nouveau voisin de chambre, un vieillard propret qu’il a pris sous sa protection. « Tu-tu comprends »  bégaie-t-il rageur, « il vient voir son père tous les jours et il lui parle pas, ce con ! Il  fait juste des mots croisés au pied du lit! Il ne dit rien mais en douce il lui prend tout son fric : moi j’ai jamais tapé du fric à mon père. Si j’avais besoin de quelque chose, je volais, comme ça je devais rien à personne…».

Après une semaine d’absence, j’ai retrouvé Michel dans un autre service, la jambe amputée jusqu’au genou. Des spasmes de douleurs contractaient son visage. Il était de plus en plus morose. Quand il allait un peu mieux il projetait de trouver des fonds pour disposer d’un fauteuil électrique.
Paul, lui aussi, a changé de service. Quelqu’un lui a offert un pull bleu ciel de la couleur de ses yeux, ce qui lui donne une certaine allure. Il peste, entre autre, contre un médecin qui lui demande tous les jours si il a bien pris sa douche : « il m’énerve, les douches j’adore, j’en prend trois par jour, mais je vais arrêter complètement pour qu’il voit la différence ! ». Il balance ses médicaments à la poubelle car il les trouve inefficaces. Il devient pénible et s’énerve contre moi : « t’es sourde ou quoi bordel ? » me dit-il quand je ne comprends rien à son charabia, de plus en plus inaudible en fonction de son degré d’énervement. Et moi, bien inspirée, je lui réponds un jour sur le même ton : « oui c’est ça, je suis sourdingue : et alors, ça te dérange ? ». Après quelques secondes de stupéfaction, il éclate de rire.

Petit à petit Michel a perdu confiance et s’est fermé.
Un jour, devant les ascenseurs, je l’ai trouvé en fauteuil roulant, en compagnie de visiteurs probablement membres d’une association d’entraide. Je lui ai découvert un accent parigot et un vocabulaire beaucoup plus imagé. Ces interférences entre ses différents « cercles » le contrariaient visiblement et je me suis éclipsée dès que possible. « Ah ! ma chère Béatrice m’a-t-il dit dans un sursaut de fierté en retrouvant son petit rire snobinard, nous avons des conversations moins élaborées aujourd’hui, n’est-ce pas ? ».

Quant à Paul, il s’impatiente, il sort en ville et en revient fort imbibé, ce qui lui vaut, à terme, son exclusion de l’hôpital !

Michel souffre de plus en plus : on lui a raccourci son moignon : «  Mon dieu, quelle fin de vie ! » me dit-il un jour, au bord des larmes. Il se laisse aller et refuse de s’alimenter.
Lors de nos dernières visites, il a tenté de nous parler à travers un râle.

Un lundi, je suis arrivée dans le service et ai demandé de ses nouvelles : « il est mort mardi dernier » m’a-t-on répondu, entre deux portes. « Vous savez, c’est sûrement mieux pour lui »… Peut-être… Qu’en penser ? Nous qui l’avons accompagné comme nous avons pu durant plusieurs mois, nous nous retrouvons face à une histoire particulière, à l’image de ce que nous avons perçu de lui : sans début ni fin… Qui était-il,  lui qui s’intéressait à tant de choses ? Sa famille est-elle réapparue ? A-t-il été enterré comme un indigent ?

A ma plus grande joie, telle une vieille connaissance, je retrouve Paul dans la rue, assis sur des vieux cartons, voisinant avec un litron de rouge premier prix,  bien entamé, en plein centre ville. Il joue des fragments de flamenco sur sa fameuse guitare, tout en braillant des inepties à gorge déployée. Il est tout aussi ému et ravi que moi. Il m’offre de prendre place à ses côtés, exactement comme lorsque qu’il m’invitait à m’asseoir au bout de son lit d’hôpital, offre que je décline car, outre les problèmes rédhibitoires d’ordre olfactif, il  faudrait investir dans une autre sorte de lien qui n’est plus du ressort de l’accompagnement en palliatif... Il me semble que ce n’est plus ma place.
Un jeune homme très bien habillé s’arrête et serre sa main noire de crasse sans ostentation : « Alors mon pote, lui dit-il, tu me manquais, où étais-tu passé ? ». Et il ajoute crûment : « Je te croyais mort de ta cirrhose et enterré dans la fosse commune ! ».  Paul  rigole sans trop de conviction,  avale une rasade de pinard et bafouille quelque chose d’incompréhensible.

Une fois son interlocuteur parti, je lui demande s’il s’en sort, pour ses premières journées dehors. Il me répond que c’est un peu dur, et moi je sors fièrement 5 euros de mon portefeuille… Il se met alors à pleurer : « j’en veux pas », me dit-il « t’as tout gâché ! ». Je me trouve stupide… Au final il  garde l’argent, mais je le sens blessé dans son orgueil.

Je m’en suis énormément voulue de ma maladresse. Par ce geste, je lui avais confisqué la valeur de nos échanges passés : j'avais rétabli entre nous une barrière « sociale » qui s’était pourtant en grande partie estompée à l’hôpital.  J’ai brutalement pris conscience qu’avec des personnes marginalisées, l’absence de contrepartie pour notre écoute et notre attention peut donner à ces rencontres une valeur insoupçonnée.

La boucle était bouclée… Pendant quelque temps, Paul m’attendait parfois à la sortie du métro et je lui faisais un signe amical.
Puis j’ai cessé de le voir. Il n’a pas encore repris la route et n’en n’est probablement plus capable. Je sais qu’il est dans les parages, que je le croiserai peut-être encore, qu’il a choisi en grande partie sa destinée, même s’il ne peut pas se départir de sa dépendance à l’alcool.

Je ne crois pas l’avoir jamais entendu se plaindre de son sort…
…Et j’éprouve une certaine fierté d’avoir été « presque son amie ».